Daniel Acke :  Laurent de Sutter, bonjour. Vous êtes un des principaux animateurs de la Nuit des idées à Bruxelles. Mais la Nuit des idées a lieu également dans beaucoup d’autres villes du monde et de Belgique (Anvers et Liège) et ce n’est pas la première fois. Quand le projet a-t-il été lancé et qui en a pris l’initiative ?
 
Laurent de Sutter : La Nuit des Idées est un événement qui a été imaginé par le Quai d’Orsay, sur le modèle de la Nuit Blanche ou de la Fête de la Musique, deux autres créations françaises qui ont connu un succès considérable. Il en est déjà à sa quatrième année. L’an dernier, ce n’était pas moins de cent villes dans quatre-vingt pays qui y ont participé, le même jour, dont, en Belgique, Bruxelles, Gand et Anvers. La première année, nous nous étions contentés d’occuper le Wiels, à Bruxelles, mais l’engouement du public a été tel que nous avons vite décidé d’étendre l’événement à d’autres villes du pays. Cette année, la Nuit des Idées sera à Kanal Pompidou, au Muhka, au Théâtre de Liège et à la Cité-Miroir (à Liège aussi), après être passée par le MAD, le MoMu ou le Vooruit.
 
DA : Pourriez-vous nous expliquer l’originalité du concept « Nuit des idées »? En quoi l’événement se distingue-t-il d’un colloque ou d’un débat traditionnel ?
 
LdS : La volonté politique qui a présidé à la création de la Nuit des Idées était d’abord celle de mettre en avant le rôle capital que la pensée de langue française a joué dans les bouleversements intellectuels du dernier siècle – et de montrer que ce n’est pas fini. Mais, surtout, il s’agit de faire comprendre que la pensée est une activité aux formes innombrables, dépassant de loin l’université pour inclure les artistes, les écrivains, les performeurs, etc. S’il y a des débats, des conversations, des conférences et des lectures lors de la Nuit des Idées, il y a donc aussi des spectacles, des performances, parfois des événements culinaires, car la pensée passe par là autant que par la parole des philosophes, des sociologues, des historiens, et ainsi de suite.
 
DA : Venons-en à la thématique retenue pour cette année. Le mot qui revient à travers les intitulés des trois programmes belges est « urgences », au pluriel, car tant l’économie, la politique et l’écologie sont concernées. L’heure semble grave. Pourriez-vous rappeler le contexte économique, politique et social qui incite tant à l’urgence de la réflexion critique ?
 
LdS : La liste est aussi longue et déprimante que connue, j’en ai peur : changement climatique, montée des inégalités, érosion des démocraties, effondrement de la culture, de l’éducation et de la santé, capitalisme devenu fou, etc. Il est difficile de pouvoir soutenir sans rigoler, comme Steven Pinker, que nous vivons dans le meilleur des mondes, même si, à de nombreux égards, c’est sans doute encore le cas. Du reste, partout où l’on regarde, les mobilisations d’individus touchés par les bouleversements du présent s’intensifient – en même temps que s’intensifie la morgue des puissants. Cependant, au milieu des emportements et des indignations, le moment de « penser, penser, penser », comme le dit Slavoj Zizek après Lénine, manque encore trop souvent. La Nuit des Idées aspire à être un de ces moments dont nous avons besoin pour équiper nos luttes.
 
DA : A Bruxelles, à Kanal-Centre Pompidou, l’écologie est au centre des débats. Au-delà de son statut de discipline scientifique, l’écologie touche à des choix notamment éthiques, politiques et culturels. Pourriez-vous nous annoncer en quel sens ces questions interviendront dans les débats ? 
 
LdS : Il s’agira de comprendre la question écologique dans son sens le plus large : celui de l’ « oikos », de la « maison ». Notre maison, notre planète, nos nations, nos institutions, nos situations, même, sont en train de prendre feu et si la pensée ne s’associe pas à toutes les forces qui tentent de faire en sorte que l’incendie ne ruine pas tout, alors c’est qu’elle mérite de disparaître aussi. De sorte que réfléchir aux urgences écologiques du présent implique en effet bien plus que les simples questions environnementales : avec l’environnement, c’est la totalité de ce qui fait notre monde qui est impliqué. Nous parlerons donc politique, économie, art, culture, éthique autant qu’environnement avec Chantal Mouffe, Paul Magnette, Guillaume Pitron, Valérie Cabanes, Frédéric Ferrer et de nombreux autres.
 
DA : Laurent de Sutter, vous êtes professeur à la Faculté de droit de la VUB, philosophe, auteur de nombreux essais et éditeur. Pourriez-vous nous dire en quoi les questions qui seront soulevées à la Nuit des idées rejoignent votre propre recherche ?
 
LdS : La Nuit des Idées m’intéresse pour deux raisons. La première est qu’il s’agit d’une forme nouvelle de diffusion de la pensée, or je pense qu’il n’y a pas de pensée sans forme de diffusion, ce dont l’université a hélas trop peu conscience. De mon côté, si je suis si actif dans le domaine de l’édition, des médias et des événements, c’est précisément pour cette raison. La deuxième raison est qu’avec la Nuit des Idées se déploie un espace de pensée visant à mettre en perspective le présent d’une manière autre que celle qui domine le monde des médias et de la politique. Or nous avons un besoin urgent de modes de pensée alternatifs – et c’est ce qu’à ma modeste mesure j’essaie aussi de produire dans le domaine du droit et de sa politique.
 
DA : Laurent de Sutter, je vous remercie pour vos réponses.
 
Renseignements pratiques :
 
La Nuit des idées :

 

L’Année de la France à la VUB :

 
WeKONEKT.brussels :