Texte: Lies Feron
Photo: Saskia Vanderstichele
 
“Ce qui m’attire chez Charles-Joseph de Ligne, c’est sa vision désillusionnée de l’homme; il ne se fait pas trop d’illusions sur l’existence et, en outre, traduit cette pensée de manière étonnante.” Le professeur de littérature française exprime modestement sa fascination pour le prince Charles-Joseph de Ligne et s’explique sur son choix de la statue du personnage dans le Parc Egmont comme «point B».
Charles-Joseph de Ligne, le prince oublié
Charles-Joseph de Ligne? Manifestement, il y a quatre-vingt-trois ans, le “prince rose” était une figure bien plus connue. En 1935, à l’occasion de la célébration du deux centième anniversaire de sa naissance, une statue a été érigée et son inauguration fut un événement très mondain. Selon Acke, de Ligne était à cette époque une sorte de héros national. Aujourd’hui il est quelque peu oublié. C’est à peine si le deux centième anniversaire de sa mort en 2014 a été fêté. Et le passant d’aujourd’hui ne s’arrête plus devant sa statue du Parc Egmont, pourtant un petit chef-d’œuvre.
 
Charles-Joseph Lamoral de Ligne, né à Bruxelles le 23 mai 1735, était un prince des Pays-Bas du Sud, écrivain, maréchal et diplomate au service des Autrichiens, issu d’une famille connue de la noblesse du Hainaut. Ce qui frappe immédiatement à prendre connaissance de cette biographie succincte, c’est qu’il n’est pas un Français et que toute sa carrière diplomatique et militaire s’est déroulée au service des Habsbourgs autrichiens. A première vue, n’est-ce pas un choix étrange pour un professeur de littérature et de culture françaises?
 
“En effet, il n’est pas tellement difficile de trouver à Bruxelles un lieu en rapport avec la culture française, au sens strict, national. J’aurais pu choisir la demeure de Victor Hugo à la Grand-Place ou les lieux fréquentés par Charles Baudelaire. Dans l’ouvrage collectif Brussel schrijven. Ecrire Bruxelles que j’ai publié avec ma collègue Elisabeth Bekers, professeur de littérature britannique et postcoloniale, il est souvent question de flâneurs français et autres à Bruxelles. Mais j’ai spontanément pensé au ¨Parc Egmont. J’aime beaucoup cet endroit parce qu’il représente une sorte d’oasis au milieu de la grande ville.”

Charles-Joseph de Ligne est un représentant typique de la culture française de la période classique, plus précisément de l’art de converser dans les salons.


Cependant, cette petite perle verte, encastrée entre le Palais d’Egmont et le petit ring, à hauteur de The Hotel, contient aussi le "passage Marguerite Yourcenar" où l’on trouve, gravées sur les murs, quatorze citations tirées du roman L'Œuvre au noir de la célèbre écrivaine française. Pourquoi Acke n’a-t-il pas choisi ce monument de la culture française?
 
La réponse est à chercher dans les textes de Charles-Joseph de Ligne lui-même. C’est un des domaines d’étude d’Acke, plus précisément celui des moralistes français. L’époque dans laquelle évolue de Ligne, culturellement parlant, est encore en grande partie l’époque stable du dix-septième siècle en France, où la culture française est devenue la culture dominante de l’Europe. Au dix-huitième siècle, le français est la langue européenne par excellence; c’est la langue de la diplomatie, la langue de la culture. C’est la langue parlée par Marie-Thérèse d’Autriche, par Frédéric II de Prusse, par Catherine II de Russie. La langue et la littérature françaises passaient pour la meilleure incarnation de la supériorité et de l’élégance françaises. Les formes de contact social raffinées et la langue sont intimement liées. On attache beaucoup d’importance à l’art de la conversation, dont les genres littéraires fragmentaires des moralistes sont d’une certaine manière le prolongement. [Continuer sous la photo]

Contrairement à l’usage du mot aujourd’hui, les moralistes ne prêchent pas la morale, ils se contentent de décrire et d’analyser les manières d’être et le comportement moral de leur époque. “Il y a toute une tradition d’auteurs français, à mi-chemin entre la littérature et la philosophie, à commencer par Michel de Montaigne», nous apprend Acke, “au dix-septième siècle, nous rencontrons Blaise Pascal et François de La Rochefoucauld, au dix-huitième siècle, à la même époque de Ligne, Nicolas Chamfort et Vauvenargues. Ces écrivains sont fort proches de la culture de salon et passent pour de fins connaisseurs de l’être humain. Nietzsche les considérait comme de grands psychologues qui percent les faiblesses de la nature humaine et démasquent les illusions humaines. Cependant, on peut les considérer tout autant comme des précurseurs de la sociologie, parce qu’ils étudient leur environnement social et soulignent notre désir indéracinable de reconnaissance et de gloire.”
 
Charles-Joseph de Ligne, le prince rose
Charles-Joseph de Ligne a vécu dans la seconde moitié du dix-huitième siècle, l’époque de la Guerre de Sept Ans, de la Révolution française et de la Terreur. Il passa les dernières années de sa vie à Vienne. Après l’occupation des Pays-Bas autrichiens par les troupes révolutionnaires françaises en 1792-1793, il perdit ses biens et trouva refuge à Vienne, où il se consacra entièrement à ses activités d’écrivain. Il mourut en 1814, pendant le Congrès de Vienne, où il fit office de “maitre de plaisir”. De lui proviennent les paroles fameuses: “Le congrès danse beaucoup, mais il ne marche pas.” Il trouvait assez extraordinaire que le plaisir prenait le pas sur les tractations en vue de la paix.
 
De Ligne était un véritable cosmopolite et a connu aussi bien Voltaire que Casanova et Goethe. Par son intelligence, son charme et son humour, il était très aimé jusque dans les cercles les plus hauts. Goethe l’appelait ,,le charmeur de l’Europe”. Un autre de ses surnoms était “le prince rose”, parce que le rose était sa couleur préférée.


Charles-Joseph de Ligne est quelqu’un qui échappe aux identités fixes. A notre époque malheureusement de telles identités rigides ressurgissent, et s’accompagnent trop souvent d’intolérance.


“Il est un représentant typique de la culture française de la période classique, plus précisément de ce qu’on appelle la sociabilité française, l’art de converser dans les salons. Il était également écrivain, à vrai dire un polygraphe, parce qu’il a, à mon sens, écrit un peu trop. Malgré tout, ses écrits sont caractéristiques de l’esprit français." Cela étant, comment est-ce qu’il se considérait lui-même, étant à la fois un représentant de la culture française et toute sa vie un fidèle serviteur de l’Autriche? “Il a défini lui-même sa position”, précise Acke. “Il a dit: ‘Quand je suis en France, je me sens Wallon. Quand je me trouve en Autriche, je me sens français.’ C’est quelqu’un qui échappe aux identités fixes – à notre époque malheureusement de telles identités rigides ressurgissent, et s’accompagnent trop souvent d’intolérance. Le Prince de Ligne est quelqu’un qui échappe à cela. Evidemment, c’était un peu son privilège parce qu’il était d’origine belge et wallonne et d’ascendance noble tout en servant les Autrichiens. Mais cette polyvalence, s’il ne l’a pas choisie lui-même, il a très bien réussi à l’exploiter.”
 
Sa devise était: «Considère tout ce qui dans la vie n’est pas un malheur, comme un pur bonheur. » Cela sonne très moderne. “En effet, certains de ses propos nous paraissent très modernes. On s’attend à les trouver plutôt au vingtième siècle, sous la plume d’un Beckett, par exemple. de Ligne est un homme qui a une vue très pessimiste sur l’homme, tout en demeurant très joyeux, et qui ne cesse de manifester sa volonté de vivre dans le moment présent–une telle voie me paraît tout de même pleine de sagesse.”